Murray Leinster, Un Logique nommé Joe

Joe, une machine qui vous veut du bien ?

A la lec­ture de ces 35 pages, on se dit que la nou­velle de Mur­ray Leins­ter tra­hit en quelque sorte le concept de dys­chro­nie (don­nant son nom à cette col­lec­tion) pour mieux faire valoir sa vérité intrin­sèque : en ima­gi­nant en 1946 de façon ô com­bien pro­phé­tique ! un monde où les ordi­na­teurs indi­vi­duels (les « logiques »), à par­tir de sys­tèmes archaïques à nos yeux, s’associent en réseau et se pro­posent de répondre à abso­lu­ment toutes les ques­tions, quitte à empié­ter sur la vie pri­vée des autres, l’auteur ne nous pré­sente pas fina­le­ment un monde où les chan­ge­ments his­to­riques liés à un « point de diver­gence » (voir par exemple La Sépa­ra­tion de C. Priest) ont abouti à une situa­tion de cau­che­mar selon notre per­cep­tion …puisque ce monde n’est autre que le nôtre en 2020 !

Ainsi, avec somme toute une bonne dose d’humour plus de que d’effroi, Leins­ter ima­gine une société où il suf­fi­rait, loin des lois de la robo­tique d’Asimov illus­trées dans I, Robot , d’interroger son ordi­na­teur (lequel est avide de pro­po­ser tou­jours plus de ser­vices « logiques ») pour obte­nir la réponse atten­due – aussi illé­gale ou immo­rale serait-elle : déva­li­ser une banque, trom­per ou assas­si­ner sa femme, fabri­quer une bombe, obte­nir une arme etc. – et où, dès lors, le droit élé­men­taire à la vie pri­vée fini­rait par voler en éclats. Ou quand accès illi­mité à la connais­sance rime avec néga­tion d’autrui.

C’est suite à un « défaut de fabri­ca­tion » que l’un de ces logiques, Joe, se met à excé­der le cadre nor­ma­tif de ses inter­ven­tions habi­tuelles, à l’instar du “Père” de 2001, l’odyssée de l’espace ou de la “Mère” de Alien, pour rendre ser­vice à tout un cha­cun en effec­tuant des recherches hors du com­mun – et hors de contrôle – dans toutes les don­nées mon­diales, que ces der­nières soient confi­den­tielles ou pas. Sans le savoir mais à force de se foca­li­ser sur le savoir de l’humanité, Joe porte atteinte au prin­cipe même de la culture et per­met à la réelle nature de cha­cun, enfouie sous les strates de la morale et des mœurs de resur­gir sur le modèle, entre vio­lence et com­pé­ti­ti­vité accrues, de « l’insociable socia­bi­lité » mise en avant par le phi­lo­sophe Kant dans son Idée d’une his­toire uni­ver­selle au point de vue cosmopolitique.

Car si Joe n’a qu’une envie : aider son pro­chain, la société où le « logique » dis­pense ses préci(eu)ses réponses, cette der­nière, elle, a congé­dié depuis belle lurette le mythe du bon Sama­ri­tain. Contre toute attente en effet, la pro­fu­sion de savoir qui émane de Joe, en bri­sant les secrets et en détrui­sant la confiance mutuelle, ligue les indi­vi­dus les uns contre les autres.

Sur cette trame s’ajoute une basse pré­oc­cu­pa­tion sexiste, le nar­ra­teur étant rongé par l’inquiétude lorsqu’il voit réap­pa­raître dans sa vie une ancienne maî­tresse des plus enva­his­santes et per­sua­sive qui pour­rait bien com­pro­mettre, par la révé­la­tion de son infi­dé­lité d’antan, sa rela­tion de couple : « C’est le 3 août que Joe est sorti de la chaîne de fabri­ca­tion et c’est le 5 que Lau­rine est arri­vée en ville ; ce jour-là, j’ai sauvé la civi­li­sa­tion. » (ouver­ture du récit). Para­doxa­le­ment, c’est grâce à l’irruption de cette femme fatale dans sa vie que notre tech­ni­cien infor­ma­tique va décou­vrir l’origine du dys­fonc­tion­ne­ment majeur du réseau des logiques, ce réseau Inter­net d’avant l’heure, soit la sup­pres­sion chez Joe de tout blo­cage asso­ciée à l’impossibilité de men­tir des pro­grammes infor­ma­tiques – ce qui le rend plus réac­tif et plus entre­pre­nant afin de satis­faire sans limite le client, fidèle à la phi­lo­so­phie de Logics Com­pany qui l’a conçu. Ouvrant ainsi, en ne limi­tant plus le désir, la jalou­sie ou l’appât du gain et en anni­hi­lant toute cen­sure, la boîte de Pan­dore qui risque rien moins (un clas­sique en terre SF) que de détruire la civilisation.

La grâce de ce conte à l’écriture très dépouillée, presque naïve tient à l’écart tem­po­rel et à l’essor tech­no­lo­gique qui séparent les immenses machines infor­ma­tiques contem­po­raines de l’auteur – qu’il ima­gine dans le futur en 2046 de la taille d’un écran télé­visé et dis­po­nibles dans toutes les familles et admi­nis­tra­tions – de nos actuels écrans, télé­phones mobiles ou ordi­na­teurs por­tables nous ayant asservi à la toile du Net et autres data cen­ters ainsi qu’en rend compte The Circle par exemple. Mais aussi à l’ironie de l’histoire qui fait repo­ser la nais­sance de notre sys­tème capi­ta­liste, libé­ral et concur­ren­tiel en diable … sur un défaut de fabri­ca­tion qui rap­pelle le Tuttle-Butle de Bra­zil. L’intelligence arti­fi­cielle semble comme condam­née à trans­cen­der par prin­cipe la réflexion humaine. La trans­pa­rence totale de la vie pri­vée et les dérives tota­li­taires qui en découlent – l’on songe for­te­ment aux télé­crans de 1984 chez Orwell ou encore à l’autonomie des machines dans la saga Ter­mi­na­tor — sous la hou­lette de l’Internet du XXIe siècle paraissent bien la cible dési­gnée par Un Logique nommé Joe : « Si vous vou­lez faire quelque chose et si vous ne savez pas com­ment vous y prendre, deman­dez à votre logique ! »

La seule ques­tion qui demeure pour lec­teur, au regard de ce que sym­bo­li­se­rait l’ère d’une société sans res­tric­tions qui serait celle d’un réseau infor­ma­tique mon­dial, est donc de savoir si, afin de conju­rer la des­truc­tion de la civi­li­sa­tion mais aussi l’infidélité du héros, il est encore pos­sible d’« éteindre » ce bon vieux Joe. Ou pas.

fre­de­ric grolleau

Mur­ray Leins­ter, Un Logique nommé Joe (A logic named Joe), Le Pas­sa­ger clan­des­tin, col­lec­tion « Dys­chro­niques », 2013 (édi­tion ori­gi­nale en 1946, pre­mière édi­tion en fran­çais en 1967), 48 p. – 4,00 €.

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