Ainsi, avec somme toute une bonne dose d’humour plus de que d’effroi, Leinster imagine une société où il suffirait, loin des lois de la robotique d’Asimov illustrées dans I, Robot , d’interroger son ordinateur (lequel est avide de proposer toujours plus de services « logiques ») pour obtenir la réponse attendue – aussi illégale ou immorale serait-elle : dévaliser une banque, tromper ou assassiner sa femme, fabriquer une bombe, obtenir une arme etc. – et où, dès lors, le droit élémentaire à la vie privée finirait par voler en éclats. Ou quand accès illimité à la connaissance rime avec négation d’autrui.
C’est suite à un « défaut de fabrication » que l’un de ces logiques, Joe, se met à excéder le cadre normatif de ses interventions habituelles, à l’instar du “Père” de 2001, l’odyssée de l’espace ou de la “Mère” de Alien, pour rendre service à tout un chacun en effectuant des recherches hors du commun – et hors de contrôle – dans toutes les données mondiales, que ces dernières soient confidentielles ou pas. Sans le savoir mais à force de se focaliser sur le savoir de l’humanité, Joe porte atteinte au principe même de la culture et permet à la réelle nature de chacun, enfouie sous les strates de la morale et des mœurs de resurgir sur le modèle, entre violence et compétitivité accrues, de « l’insociable sociabilité » mise en avant par le philosophe Kant dans son Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.
Car si Joe n’a qu’une envie : aider son prochain, la société où le « logique » dispense ses préci(eu)ses réponses, cette dernière, elle, a congédié depuis belle lurette le mythe du bon Samaritain. Contre toute attente en effet, la profusion de savoir qui émane de Joe, en brisant les secrets et en détruisant la confiance mutuelle, ligue les individus les uns contre les autres.
Sur cette trame s’ajoute une basse préoccupation sexiste, le narrateur étant rongé par l’inquiétude lorsqu’il voit réapparaître dans sa vie une ancienne maîtresse des plus envahissantes et persuasive qui pourrait bien compromettre, par la révélation de son infidélité d’antan, sa relation de couple : « C’est le 3 août que Joe est sorti de la chaîne de fabrication et c’est le 5 que Laurine est arrivée en ville ; ce jour-là, j’ai sauvé la civilisation. » (ouverture du récit). Paradoxalement, c’est grâce à l’irruption de cette femme fatale dans sa vie que notre technicien informatique va découvrir l’origine du dysfonctionnement majeur du réseau des logiques, ce réseau Internet d’avant l’heure, soit la suppression chez Joe de tout blocage associée à l’impossibilité de mentir des programmes informatiques – ce qui le rend plus réactif et plus entreprenant afin de satisfaire sans limite le client, fidèle à la philosophie de Logics Company qui l’a conçu. Ouvrant ainsi, en ne limitant plus le désir, la jalousie ou l’appât du gain et en annihilant toute censure, la boîte de Pandore qui risque rien moins (un classique en terre SF) que de détruire la civilisation.
La grâce de ce conte à l’écriture très dépouillée, presque naïve tient à l’écart temporel et à l’essor technologique qui séparent les immenses machines informatiques contemporaines de l’auteur – qu’il imagine dans le futur en 2046 de la taille d’un écran télévisé et disponibles dans toutes les familles et administrations – de nos actuels écrans, téléphones mobiles ou ordinateurs portables nous ayant asservi à la toile du Net et autres data centers ainsi qu’en rend compte The Circle par exemple. Mais aussi à l’ironie de l’histoire qui fait reposer la naissance de notre système capitaliste, libéral et concurrentiel en diable … sur un défaut de fabrication qui rappelle le Tuttle-Butle de Brazil. L’intelligence artificielle semble comme condamnée à transcender par principe la réflexion humaine. La transparence totale de la vie privée et les dérives totalitaires qui en découlent – l’on songe fortement aux télécrans de 1984 chez Orwell ou encore à l’autonomie des machines dans la saga Terminator — sous la houlette de l’Internet du XXIe siècle paraissent bien la cible désignée par Un Logique nommé Joe : « Si vous voulez faire quelque chose et si vous ne savez pas comment vous y prendre, demandez à votre logique ! »
La seule question qui demeure pour lecteur, au regard de ce que symboliserait l’ère d’une société sans restrictions qui serait celle d’un réseau informatique mondial, est donc de savoir si, afin de conjurer la destruction de la civilisation mais aussi l’infidélité du héros, il est encore possible d’« éteindre » ce bon vieux Joe. Ou pas.
frederic grolleau
Murray Leinster, Un Logique nommé Joe (A logic named Joe), Le Passager clandestin, collection « Dyschroniques », 2013 (édition originale en 1946, première édition en français en 1967), 48 p. – 4,00 €.