L’image et ses pouvoirs

avec Le Caravage, « Incrédulité de Saint Thomas » (1603)

Les images et leur pouvoir de persuasion ont toujours provoqué de vives réactions et de profondes conséquences politiques, sociales et culturelles. En 2007, dans Image, sujet, pouvoir. Entretien avec Marie-José Mondzain, la philosophe française aborde leur rôle déterminant aujourd’hui. Elle s’appuie sur une analyse de la subtilité des vocabulaires grec et latin pour définir les nuances et les évolutions de la notion d’image dans l’histoire occidentale. Elle souligne à quel point la nature et le degré d’autorité dont l’image bénéficie sont déterminés par un assentiment collectif mais également par chaque sujet pensant. « Idole », « icône », « fantasme », ou simple « représentation », l’image et ses effets varient selon les regards. Qu’elle inspire confiance ou qu’elle incite à la distance critique, elle se trouve aux fondements de notre société : nécessaire pour le développement de l’identité et la représentation de soi ; au cœur des processus économiques ; érigée en symbole culturel ; instrument de contrôle politique.

Comment transmettre les idées clés défendues dans cet entretien par Marie-José Mondzain ? En vous emparant des études de cas présentées dans « Voir c’est croire, la preuve par l’image ? », une des thématiques ERSILIA (plateforme numérique et collaborative d’éducation à l’image pour les jeunes, les enseignants et les artistes).

Faut-il voir pour croire ?

  • Oui ! L’image atteste de la réalité, surtout si c’est une photo ou une vidéo !
  • Non ! L’image est manipulable et trompeuse, il faut se méfier des apparences ! Comment dépasser ce dilemme ? Grâce à une œuvre réalisée vers 1601 ! Avec son tableau, L’incrédulité de Saint Thomas, le peintre milanais Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, souligne le principe fondamental, bien plus important que l’acte de voir, qui fonde toute croyance : pour croire en une personne ou une organisation, des idées ou des symboles, il faut avoir confiance en leur autorité et partager les valeurs qu’ils transmettent. En impulsant cette réflexion, Le Caravage met en évidence, dans le même temps, le pouvoir qu’ont les images pour inspirer cette confiance et crédibiliser ainsi des idées.

« Parce que tu m’as vu, tu crois », Jésus s’adressant à Thomas, Évangile de Jean, chapitre 20

Dans le chapitre 20 de l’Évangile de Jean, Thomas, absent lors de la première apparition de Jésus ressuscité, n’accepte de croire à la résurrection du Christ qu’à la condition de voir « dans ses mains la marque des clous », de mettre son « doigt dans la marque des clous » et « la main dans son côté ». Revenu devant ses disciples, dont Thomas le sceptique, Jésus s’adresse à lui : « Avance ton doigt ici, et vois mes mains ; avance ta main, et mets-la dans mon côté : cesse d’être incrédule, sois croyant. » Suite à la reconnaissance et aux louanges de Thomas, Jésus conclut : « Parce que tu m’as vu, tu crois. Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! ». Avec L’incrédulité de Saint Thomas, peinte vers 1601, le peintre milanais Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, met sa technique novatrice au service des enjeux théologiques de la Contre-Réforme : pour défendre les valeurs d’humilité, d’obéissance devant le message de l’Église catholique et de foi dans la nature divine du Christ, son tableau s’inspire de cet épisode biblique.

Concentration des regards et illumination Le clair-obscur, caractéristique majeure des toiles du Caravage, révèle la luminosité du Christ, dont la parole extirpe les personnages de l’obscurité. Propre à la scène de genre, le naturalisme des figures, des corps et des vêtements exclut tout idéalisme. Ce réalisme sert l’expression de l’humanité simple et de la pauvreté de Jésus et des apôtres. En s’appuyant sur des modèles vivants, souvent issus des couches sociales populaires, Le Caravage encourage la sensation de proximité, voire d’identification avec les personnages. Les regards de Jean et Pierre fixent avec attention les gestes des mains : la main de Jésus, marquée par le stigmate du clou, tient le poignet de Thomas ; le doigt de Thomas pénètre la plaie ouverte dans les côtes du Christ. Leur appétit visuel rappelle qu’il a suffi aux premiers disciples de voir le Christ pour être convaincus de sa résurrection.

Thomas, au premier plan, a les yeux écarquillés, dirigés dans le vide. Il semble transporté par la sensation causée par son doigt dans la plaie. Selon l’Évangile, lorsque Thomas a écouté ses condisciples lui raconter la première réapparition de Jésus, il a douté : et s’ils avaient vu un fantôme ? Il ne peut se contenter d’une image pour croire. Cet esprit sceptique cherche les moyens de procéder à un examen critique : le toucher est pour lui l’assurance d’être confronté à un être de chair, un corps palpable, et non à une apparition immatérielle. Le réalisme cru des doigts sales de Thomas et de la plaie de Jésus matérialise la coexistence du monde profane et du monde sacré. Le visage de Jésus, calme et déterminé, semble dirigé vers sa propre main : il intime l’ordre à Thomas de croire. Cette injonction de l’autorité explique également l’air extasié de Thomas, qui croit désormais.

Enfin, un tourbillon emporte le regard des contemplateurs du tableau et les oblige à percevoir presque instantanément les quatre têtes resserrées, les trois mains sur un même plan, et le drapé lumineux du vêtement de Jésus. Ce mouvement concentrique plonge celles et ceux qui regardent cette peinture dans une mise en abîme qui incite à réfléchir sur la puissance du voir et des images dans l’acte de croire.

Idole ou icône ? Depuis l’Antiquité grecque, les philosophes et les théologiens ont examiné la nature et la puissance de l’image : une représentation (ou réplique) perceptible d’un être ou d’une chose. Copie, donc différente en soi de son modèle, elle est considérée comme un artifice trompeur dès lors qu’elle est prise par ceux qui la voit comme le substitut de son modèle. Pour la recherche de la connaissance vraie, chez Platon par exemple, l’image pose problème, comme pour les religions qui rejettent son culte mais ne peuvent s’en passer pour diffuser l’idée de Dieu.
Dans son article riche et précis, Suzanne Saïd, professeur de littérature, analyse l’étymologie grecque du mot « image » pour mettre en lumière les différences entre l’idole – « copie de l’apparence sensible » – et l’icône – « transposition de l’essence ». Aux 16e et 17e siècles, cette opposition anime les querelles entre Protestants et Catholiques : ces derniers, convaincus que l’image doit édifier les croyants, notamment ceux qui ne savent pas lire, approuvent son utilisation. Avec ses peintures religieuses, Le Caravage participe à cette démarche. D’une part, L’incrédulité de Saint Thomas illustre et appuie la parole diffusée dans la Bible ; d’autre part, le choix de l’épisode met en garde le croyant : il ne suffit pas de voir pour croire. Dans cette scène saisissante, Le Caravage réunit en effet les principes forts du mécanisme de la croyance, toujours à l’œuvre aujourd’hui : le rôle du visible et des images, la confiance ou le scepticisme qu’ils provoquent, l’importance de la parole de l’autorité et des valeurs partagées par la communauté.

« Toute société a besoin de croyance pour fonctionner », Anne Muxel Le dialogue entre Socrate et Gorgias enseigne que persuader n’est pas convaincre, que croire n’est pas savoir. Cependant, dans notre existence quotidienne, la réalité est plus nuancée : des gestes, des attitudes et des comportements qui fondent notre vivre ensemble relèvent de croyances. Comme l’explique la sociologue et politologue Anne Muxel en introduction de son ouvrage « Croire et faire croire. Usages politiques de la croyance », les croyances sont primordiales dans la construction des cadres qui structurent une société : il faut avoir confiance en une idée, un ensemble d’idées, des personnes qui les incarnent et des symboles qui les matérialisent, pour délimiter « les frontières entre le vrai et le faux, le bien et le mal, le juste et l’injuste, le réel et l’imaginaire, la preuve et le doute ».

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